1er juillet 2017. Terrible chute dans un virage à Düsseldorf. Genou complètement ouvert. "J'ai cru que ma carrière était finie" confiera plus tard Alejandro.
13 juillet 2017. "En étant sincère, me connaissant, vu à quel point je suis ambitieux et à quel point j'aime le vélo, je crois pouvoir dire que j'ai chuté à mon meilleur niveau et que je vais revenir au niveau où j'étais. Je peux encore obtenir de nombreuses victoires". (...)
21 août 2017. Retour d'Alejandro sur un vélo.
9 septembre 2017. Alejandro dépasse pour la première fois les 100 km à vélo à l'entraînement.
8 octobre 2017. "Mes compagnons d'entraînement me disent que je suis au moins aussi fort qu’avant. Je me sens très bien, je suis impatient. (...) L’année qui vient, le Mondial est vraiment dur, très dur, en Autriche. Il me reste peu d’opportunités pour remporter le Mondial. J’ai six médailles, mais aucune en or. A Innsbruck ce sera très, très dur. Et si tout va bien…Bon, il faut encore voir comment je vais récupérer de ma blessure au genou".
15 décembre 2017. "Le Mondial sera mon grand objectif en 2018".
(...)
30 septembre 2018. 16h38. Valverde lance son sprint de loin. On prend une dernière respiration, on plonge en apnée, avec un fol espoir et une ultime crainte, celle qu’il se fasse déborder, que tout s’envole tout au bout du chemin - mais non, cette fois-ci tout tient, le destin ne se laissera pas faire, le destin compte bien honorer sa promesse, le titre est pour Valverde et rien que pour lui, les autres auront bien le temps de retenter leur chance, ils n’ont pas encore 38 ans.
A la seconde près, comme s'ils attendaient ce top départ depuis toujours, des dizaines de cris de joie retentissent partout en France, c'est l'effet papillon, un simple vélo qui franchit une simple ligne engendre de multiples explosions à un millier de kilomètre de là, des individus nommés Joel, Bernard, Fabien, Julien, Rémy, Jérôme, Paul, Sophie, Romain, Rémi, Frédéric, Alex, Grégoire, Dylan, et tant d'autres, exultent tous d’une même voix, et personne ne s'étonne, les proches sourient de bonheur, tout le monde connaît le pourquoi, pas besoin d'en citer la raison, chacun comprend ce qui se joue ; mais seuls ceux qui ont attendu, cru, espéré, rêvé pendant toutes ces années (15 ans ! 15 ans !) ont le privilège d'en ressentir toute l'ampleur.
A cet instant, nous sommes séparés physiquement mais tous unis par cette même explosion d'émotions. Tout lâche, c’est une apothéose, non ce n'est pas fantastique, sensationnel, c'est plus que cela, étourdissant oui peut-être, renversant probablement, le dictionnaire ne peut plus suivre, il faudrait inventer nos propres termes, qui seraient teintés d’espagnol, à coup sûr.
Et déjà la voix casse, et puis chacun célèbre à sa manière, là il n'y a plus de cohérence ni de raison, de mon côté je me presse au plus proche de la télé, je suis à Innsbruck, sur la ligne, je prends les bras d’Alejandro, je ne suis pas seul, on se jette sur lui, c'est notre victoire à nous tous, et on doit être très nombreux car lui s’écroule sous le poids de la joie, de la libération. Cette libération, on la ressent nous-mêmes mais on la voit surtout chez Alejandro, ému comme jamais, c'est sidérant, c'est même très émouvant en soi, presque autant que la victoire, c’est le podium du Tour en puissance 10, à côté ses larmes à l'Alpe d'Huez en juillet 2015 sont petites joueuses.
Pause (il faut reprendre notre souffle !) : aurait-on cru un jour dire ces derniers mots ? Les larmes à l'Alpe, petites joueuses, quand on sait à quel point ce podium du Tour fut alors un tournant dans sa carrière ? Ce sacre aujourd'hui, trois ans plus tard, marquera-t-il un tournant d'une ampleur au moins aussi importante ? A 38 ans, il se fait tard pour un nouveau tournant, et il était déjà libéré dans sa tête depuis plusieurs années, mais ce succès va achever cette transformation : désormais tout ne sera plus que bonus, ce Mondial est le sommet de sa carrière et il pourra porter ce superbe maillot arc-en-ciel comme un grand Roi pendant un an (rien que d'y penser...quel pied, quel kif). Un Roi dont on sait qu'il n'est jamais aussi fort que quand il est serein, libéré. Cela promet d'autres grands moments.
Valverde l'a toujours dit : "mon grand rêve est de remporter le Tour ou le Mondial". Il aura bien failli ne jamais l'atteindre. Quinze ans ont passé et les tentatives avortées s'étaient empilées de telle façon que nous commencions à douter. Il aura fallu attendre la toute dernière occasion pour que ce rêve se réalise. Dès l'arrivée les hommages se sont multiplié de la part de coureurs encore en activité, de champions aujourd'hui retraités, et de très nombreux suiveurs sur les réseaux sociaux - ci-dessous, juste un échantillon, parmi de multiples autres messages postés depuis tout à l'heure :
Ce soir, pensée à ceux qui l'ont épaulé durant sa carrière, en premier lieu Pascale Schyns qui le connaît mieux que personne et dont on imagine la joie ; pensée à ceux qui couchent sa légende sur papier, en premier lieu Sergi Lopez, le journaliste espagnol qui fut précieux notamment pour nous livrer des confidences lors des mois d'arrêt d'Alejandro ; et éternelle reconnaissance à ses sauveurs médicaux, l'infirmière Rita qui l'a aidé dès les secondes qui ont suivi son accident l'an dernier, les médecins de l'hôpital de Düsseldorf qui ont pris les bonnes décisions très rapidement (rappelons les mots du Dr Esparza : "S'il était tombé sur un hôpital qui applique les critères habituellement appliqués à tout-un-chacun, il aurait arrêté le cyclisme. Si c'était arrivé à vous ou à moi, on nous aurait mis un plâtre et laissé la jambe au repos pendant trois semaines. Pour récupérer ensuite, c'est impossible. Alejandro a eu la chance d'être transporté dans cet hôpital"), et le médecin Francisco Esparza, qui a dirigé sa récupération à l'hôpital de Molina de Segura à Murcie, et qui disait de lui il y a un an :
"Il a une capacité de récupération incroyable. C'est une personne comme il en existe peu dans le monde. Devant l'adversité, n'importe qui aurait sombré, et lui ne l'a pas fait. Il a fait très attention à lui, et il a un profil génétique, des caractéristiques physiques, d'une autre galaxie. Il fait partie des élus".
Puisqu'on parle de surnaturel, un dernier mot pour tirer mon chapeau à André, fidèle lecteur ici et supporter d'Alejandro, qui avait crânement annoncé dès l’an dernier ce sacre, avec certitude, et l'avait répété au fil des mois avec la même conviction, même quand nous autres doutions. Le même André qui le 1er juillet 2017 avait confié ici qu'il avait "pressenti une lourde chute" le matin même, et qu'il n'avait pas osé nous le dire. Il y a des choses qui ne s'expliquent pas. Il y a des choses qui se ressentent simplement. Longtemps, on débattu sur ce blog du grand écart entre l'immense talent de Valverde et son palmarès, qui ne serait pas à la hauteur de ce talent. Et on en a souvent conclu que le palmarès ne dit pas tout, qu'au-delà du résultat brut, ce sont avant tout des émotions qu'il nous fait vivre, et que celles-ci resteront au moins autant qu'un palmarès, certes pas dans les classements mais dans nos souvenirs, pour longtemps. Aujourd'hui Alejandro a réconcilié les deux. Le palmarès et l'émotion. L’émotion et le palmarès. Champion du monde. Cette course, on s'en souviendra toute notre vie ; cette victoire, elle restera dans l'Histoire.
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