Alejandro a terminé sa saison lors du Tour de Lombardie avec une nouvelle deuxième place, la troisième de sa carrière sur cette épreuve qui lui résiste encore et toujours (...tout comme le Mondial lui avait toujours résisté...jusqu'à l'an dernier !). Comme on espérait une victoire, on a presque omis de souligner que cela faisait 5 ans qu'il n'était plus monté sur le podium de cette belle épreuve (4e en 2015, 6e en 2016, 11e en 2018). Plus significatif encore : son résultat a constitué son premier podium sur une classique depuis la Flèche 2018 (sans compter le Mondial 2018), et son premier podium sur un monument depuis...Liège 2017, il y a deux ans et demi !
Finalement, on peut dire que cela faisait deux ans et demi qu'Alejandro n'avait pas réalisé de grands résultats "positifs" sur les classiques (puisque sa 2e place sur la Flèche 2018 avait quasiment sonné comme un échec après une succession de quatre victoires). Sa victoire sur le Mondial avait bien sûr entièrement balayé les (relatives) déceptions de l'année passée en la matière (...rappelons que les attentes en avril 2018 avaient été, comme souvent, élevées, après le doublé Flèche-Liège de 2017 et son retour tonitruant de début 2018) ; mais en cette année 2019, jusqu'à cette toute dernière course il n'avait obtenu aucun top 5 de la saison sur les classiques, ce qui n'était arrivé dans sa carrière qu'à deux uniques reprises depuis son émergence sur ce terrain (en 2006) : en 2009 où il s'était concentré sur les Grands Tours (et où la traque du CONI avait débuté...), et en 2012, année où il avait souffert psychologiquement.
Une saison particulière
Cette statistique souligne bien à quel point sa saison a été particulière. Nous sommes passés par des émotions très différentes. La 1re partie de saison fût pleine de questionnements et de doutes sur l'interprétation à donner aux performances inhabituelles d'Alejandro (pensons par exemple au Tour de Catalogne qu'il a subi comme rarement), lui qui nous avait habitué à des débuts de saison tonitruants et/ou prolifiques. La 2e partie de saison balaya un certain nombre de ces doutes. L'hypothèse d'un problème plus psychologique que physique que je mentionnais en avril et mai - un tabou alors chez Movistar, qui ne parlait que de sa chute à l'entraînement d'avril alors qu'il semblait évident que ce n'était qu'un pan limité du problème - s'est avérée juste. Je note d'ailleurs que Supermamy avait ressenti et exprimé cette intuition ici dès le tout début de saison....
In fine, paradoxalement c'est sur les classiques qui lui ont toujours convenu le mieux, les ardennaises, qu'il n'a pas réussi à briller cette année (66e de l'Amstel, 11e de la Flèche, abandon Liège). La pause suite à Liège lui a fait beaucoup de bien, et on en vient presque à se dire que sa chute sans gravité juste avant Liège (en faisant le pitre à l'entraînement) fût un mal pour un bien.
Je regrette parfois qu'il n'existe plus la Coupe du Monde, qui voyait les meilleurs coureurs de classiques (Bettini, Bartoli, Museeuw...) se disputer un titre convoité et le port d'un sympathique maillot de leader provisoire du classement au cours de la saison. La Coupe du Monde a été arrêtée en 2004, avant l'émergence d'Alejandro sur les grandes classiques. C'était une belle bataille dans laquelle Alejandro n'aurait pas démérité et qui savait récompenser les coureurs réguliers, même lorsqu'ils n'atteignent pas la victoire.
Ce faible nombre de victoires (5) - et l'absence de grandes victoires, une première depuis 2013 - est la frustration de sa saison dont le trait majeur est le nombre impressionnant de 2e place (13), inédit à ce point dans sa carrière. 2e du Tour de Valence, 2e du Tour de Murcie, 2e de l'UAE Tour, 2e du Tour d'Espagne, 2e du GP Beghelli, 2e de Milan Turin, 2e du Tour de Lombardie...et ce sans compter les étapes, comme sur la fameuse 20e étape du Tour où il vient échouer derrière Nibali, peut-être le moment le plus rageant de son année avec le Tour de Lombardie.
Les raisons de cette accumulation de 2e place sont multiples. Bernard en a identifié trois que je remets en avant ici : un manque de gniac en début de saison qu'Alejandro a reconnu lui-même, dû au maillot arc-en-ciel qui l'avait rassasié pour un certain temps ; une faiblesse de son équipe qui, à plusieurs reprises, n'a pas su l'entourer comme il l'aurait fallu ; et une endurance qui lui permet (encore) à 39 ans de jouer la gagne sur les plus grandes épreuves, contre-balancée par un peu moins de punch qu'il y a quelques années.
A ce sujet, 2019 a confirmé le passage de flambeau (initié en 2018) de Valverde à Alaphilippe en tant que meilleur puncheur du monde. Le phénomène ne nous a évidemment pas réjoui, mais je crois que nous l'avons désormais bien digéré, et ce d'autant plus que nous avons bien compris depuis qu'il ne signifie pas un déclin général de notre champion mais plutôt une sorte de métamorphose avec notamment cette forte endurance, dont sa victoire à Innsbruck constituait déjà les prémices (battu en avril 2018 par Alaphilippe sur la course de côté qu'est la Flèche, il le terrasse sur le long et exigeant Mondial en fin de saison).
La question du déclin peut paraître aujourd'hui lointaine, au vu du niveau affiché en Lombardie (c'était probablement le plus fort) face aux leaders mondiaux (Bernal, Roglic, Fuglsang, soit les 3 coureurs les plus impressionnants cette saison avec Alaphilippe et Van der Poel) ; elle fût pourtant bien l'une des grandes interrogations de la 1re partie de saison, et ce jusqu'au mois d'août. Le très haut niveau montré par Alejandro depuis la Vuelta nous a rassuré ensuite. Cela ne contredit pas pour autant les réflexions faites précédemment (article "Pas de tabou" dont la majorité des remarques restent valables et se sont confirmées ensuite dans la saison). Simplement, j'ai l'impression que nous avons progressé dans notre cheminement sur le sujet, aidé en ce sens par l'éclairage apporté par Alejandro lui-même sur sa 1re partie de saison, qui démontre bien que le problème était avant tout mental (article "Un témoignage important"). Le déclin est loin d'être un phénomène binaire ("plus ou moins fort") : il touche le mental et/ou le corps de façon liée mais asymétrique ; il s'exprime par une baisse de niveau sur certaines aspects (pur punch) et une stagnation voire amélioration sur d'autres ; il n'est pas nécessairement linéaire dans le temps ; etc.
Entre autres réflexions, je maintiens plus que jamais l'idée que je formulais en août : "je suis persuadé que le Ronde était l'ambition plus ou moins inavouée d'Alejandro en 1re partie de saison et que le reste, dont les ardennaises, l'excitaient bien moins". On peut calquer un raisonnement similaire pour sa 2e partie de saison : le fait qu'il soit revenu extrêmement affûté fin juin - alors même qu'il n'avait aucune place de leader sur le Tour - semble s'expliquer par une ambition, une volonté, de retrouver un haut niveau en montagne (ce qui a effectivement bien été le cas aussi bien sur le Tour que sur la Vuelta), pour le simple plaisir d'être avec les meilleurs, "estar ahi" comme il le dit, ce qui est très différent d'un Nibali ou d'un Gilbert qui préfèrent être invisibles sur certaines épreuves pour resurgir sur d'autres.
Alejandro veut maintenant plus que jamais se faire plaisir, il l'a dit et répété. Le Tour des Flandres, la Vuelta et les courses italiennes d'octobre ont manifestement été les trois temps forts de la saison où il a pris le plus de plaisir et où, de fait, il a plus brillé que jamais dans la saison.
Une saison pleine de réussites, même en l'absence de grande victoire
Les questionnements - légitimes - sur la fin de carrière d'Alejandro (perspective désormais repoussée à 2021 !) ne doivent pas faire oublier une chose, peut-être le fait le plus important de sa saison : le très haut niveau d'Alejandro cette année, et ce malgré 1/ les moments difficiles (ardennaises), 2/ les moments de doute (1re partie de saison surtout), et 3/ la faible "conversion" en grands succès. Ce très haut niveau se retrouve dans le traditionnel "équilibre valverdien" entre Grands Tours et classiques :
-Sur les Grands Tours, pour reprendre les mots de SinCo, "Alejandro 2019, c'est surtout une compétitivité retrouvée pour le général après une disette de podium depuis 2016 ; ainsi qu'un niveau en haute montagne retrouvé depuis la Route d'Occitanie avec des performances assez extraordinaire sur le TDF et surtout sur la Vuelta".
-Sur les classiques, jamais il n'avait disputé autant de monuments au cours de la même saison : il en a couru 4 sur 5 cette année. Il a intégré le top 8 sur les trois monuments qu'il a terminés - 7e de Milan San Remo, 8e du Tour des Flandres, 2e du Tour de Lombardie - ce qui est un énième signe de sa grande polyvalence et de son haut niveau à 39 ans.
Avec le Tour de Lombardie, Alejandro obtient son 10e podium sur un monument de sa carrière. "Ajouté aux 9 podiums sur un Grand Tour (dont 1 podium sur chacun des 3 Grands Tours) et 7 podiums aux mondiaux (dont 1 titre), ils doivent être peu à rivaliser dans l'histoire du cyclisme" comme l'écrit Fabien D.
Cette année, Alejandro est effectivement encore un peu plus rentré dans la légende de son sport (article "L'été de tous les records") : il a battu le record de top 10 réalisés sur les trois Grands Tours (19), qu'il partageait jusqu'ici avec Bartali, Delgado et Gimondi (18) ; il a égalé le nombre de top 10 d'Eddy Merckx sur le Tour ; il a battu le record de podiums sur la Vuelta ; il est parvenu au niveau de Coppi et d'Indurain en nombre de podiums sur les Grands Tours (9) ; etc.
Il a également fait honneur à son maillot arc-en-ciel malgré le poids de ce maillot : il a été le premier champion du monde en titre à terminer sur le podium d'un Grand Tour de ce XXIe siècle, et le second champion du monde en titre à terminer sur le podium de la Vuelta de toute l'histoire du cyclisme.
Enfin, ses résultats à 39 ans lui font cocher de nouvelles cases en tant que vétéran : il a été en juillet le deuxième coureur le plus âgé de l'Histoire du cyclisme à entrer dans le top 10 du Tour, derrière Poulidor, ce qui n'est pas rien ; puis en septembre (sur la Vuelta) le troisième coureur le plus âgé de l'Histoire à terminer sur le podium d'un Grand Tour ; et enfin en octobre, le coureur le plus âgé de l'Histoire à monter sur le podium du Tour de Lombardie.
Au-delà de ses performances brutes, Alejandro nous a fait vibrer (même si pas toujours là où on l'attendait) et c'est aussi, si ce n'est surtout, le plus important. Souvenons-nous entre autres de son superbe Tour des Flandres, qu'il disputait pour la toute première fois (après tant d'années d'attente !) et où il a figuré parmi les tout meilleurs ; de son retour victorieux en juin sur la Route d'Occitanie et le championnat d'Espagne ; de sa "force tranquille" sur le Tour qu'il débute en soutien de luxe pour ses deux leaders et qu'il termine à la 9e place ; de sa Vuelta dans son ensemble, où il n'avait pas d'emblée le leadership mais où il l'a conquis très naturellement (chassez le leadership, il revient au galop...) ; et de sa magnifique fin de saison italienne, d'autant plus belle qu'elle était assez inattendue. Pour reprendre les mots de Titouan, on a "l'impression que lâcher le maillot de champion du monde l'a libéré mentalement. Il a l'air d'avoir l'esprit léger et à nouveau conquérant".
La suite
Qu'en sera-t-il, dès lors, l'année prochaine ? Sébastien L souligne "que les années qui ont suivi les "années à podiums" ont été de franches réussites" (2008 après 2007, 2014 après 2013)...Si je devais jouer au devin - pas facile de passer après André et Supermamy sur ce terrain ! - je dirais qu'Alejandro réussira l'an prochain là où il n'est pas attendu. Il dit et martèle que les JO seront son unique et grand objectif ; or, si je respecte ce choix et que je le soutiendrai sans réserves, j'ai du mal à croire qu'il réussira à remporter l'or, d'une part parce que c'est une épreuve très dure à contrôler, d'autre part compte tenu des conditions météo qui susciteront probablement des inquiétudes dans l'ensemble du monde du sport...Comme le rappelle le New York Times, ce n'était pas pour rien que les JO de Tokyo de 1964 s'étaient tenus en octobre.
Alejandro aura heureusement bien d'autres occasions de briller dans l'année, quand bien même elles ne constitueront pas explicitement des objectifs.
En réalité, je ne me fais aucun souci.
Il y a quelques jours on apprenait que Taylor Phinney, 29 ans, mettait un terme à sa carrière de cycliste. Un coureur pas comme les autres, talentueux mais aussi original et avec une certaine classe. Qui n'a pas eu la carrière qu'il méritait. En 2014, sur la course en ligne du championnat des USA, il percute violemment une moto à l'arrêt dans une descente. Bilan : différentes fractures, au tibia, à la rotule ainsi qu'une rupture du tendon rotulien. Il ne s'en remettra jamais vraiment, même s'il a pu accrocher un top 10 sur Paris Roubaix l'an dernier, une belle performance en soi. Il fait partie de ces coureurs, comme Degenkolb (rappelons-nous de son doublé San Remo - Roubaix en 2015 juste avant son accident), pour qui l'épreuve de la blessure grave les a stoppé net dans leur élan. J'espère qu'il en sera tout autrement pour Van Aert, mais aussi pour Froome, apparu boitant, claudiquant, à la présentation du Tour.
Valverde est parvenu à surmonter cette épreuve (ainsi que de précédentes, d'ordre, elles, psychologiques) de façon stupéfiante. C'est une force de la nature. On ne répétera jamais assez à quel point sa présence au plus haut niveau aujourd'hui est extraordinaire. Il a cru, un jour de juillet 2017, qu'il ne pourrait plus jamais monter sur un vélo, tout comme le héros de Murène, l'un des plus beaux romans de cette rentrée littéraire, a pensé que toute sa vie s'effondrait suite à son accident. Dans les deux cas, comme dans beaucoup d'autres, c'est une histoire de résiliences, qui force le respect.
Dès lors, après avoir remporté de tels combats, tant que le plaisir sera là, je n'ai pas de doutes sur le fait qu'Alejandro brillera, d'une façon ou d'une autre, en puncheur et/ou en grimpeur, sur les classiques et/ou sur les courses par étapes, en sprinter et/ou en attaquant, en début de saison et/ou en fin de saison, en leader et/ou en capitaine de route...Il ne brillera peut-être plus comme avant, il ne sera plus dominateur de la même manière, mais sa polyvalence lui permet et lui permettra de s'adapter aux changements, que ceux-ci soient internes (changements physiques, changements de motivation) ou externes (arrivées de nouveaux champions, par exemple sur les ardennaises comme Alaphilippe, etc.).
"La réalité est la suivante: le talent n’est rien sans le professionnalisme, et le professionnalisme découle de la passion véritable pour ce que vous faites. Si vous forcez constamment votre professionnalisme parce que votre passion est ailleurs, alors le potentiel et le talent ne signifient rien". Je reprends ici les mots de Phinney, mais Valverde aurait pu avoir les mêmes. Pour Phinney, la passion n'est plus dans le cyclisme. Il quitte ce sport à 29 ans, sans regrets, plein d'envies, notamment artistiques, pour la suite de sa vie. Valverde a 39 ans et sa passion est intacte. Son art, c'est le cyclisme. C'est un artiste du vélo.
Par conséquent, s'il fallait résumer sa saison en un seul mot, de notre point de vue de supporters, c'est sans hésitation que je choisis le mot qui était le sens de l'article "What a great rider !" publié à la fin du Tour et qui, je crois, rassemble bien nos états d'esprit respectifs aujourd'hui, quelles que soient nos sensibilités : ce mot, c'est simplement celui de fierté.
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