On a beau suivre Alejandro, saison après saison, course après course, interview après interview, depuis plus d'une décennie, il serait prétentieux de penser que nous connaissons très bien l'homme sous le casque de champion. Tout au plus avons-nous un certain nombre de repères sur sa personnalité, sa façon d'être, faits de signes, de témoignages, qui se recoupent les uns les autres.
En 2012, une fois passée la période d'euphorie de son comeback, nous avions bien vu - comment ne pas le voir ? - qu'Alejandro était entré dans une mauvaise passe, qui s'était manifestée en particulier en avril puis en juillet sur le Tour aussi bien par des performances inhabituelles que des attitudes en course qui ne lui ressemblaient pas (notamment, rester en toute fin de peloton).
Nous ne savions pas alors qu'Alejandro, l'homme au-delà du coureur, allait vraiment mal. Ou en tout cas à ce point. Dans un documentaire d'1h10 sorti mercredi en Espagne sur la plateforme Movistar+ (qui ne semble toujours pas disponible sur internet à l'heure actuelle), Alejandro se confie sur cette période difficile. Il révèle avoir souffert d'une dépression cette année-là.
"Courir en Australie m'a libéré, mais en mars j'ai eu un sérieux coup de moins bien. J'avais des vertiges sur le vélo". Il raconte notamment qu'il était inquiet en descente sur son vélo. "S'il y avait des virages en descente je pouvais plus ou moins contrôler mon vélo mais si la descente était large et droite, j'avais des vertiges et je paniquais à l'idée de tomber. Et ça ne se produisait pas juste sur le vélo. Je ne pouvais pas non plus conduire. Sur l'autoroute j'avais peur de me sentir mal et de perdre le contrôle de la voiture ; une véritable phobie. Natalia était toujours celle qui prenait le volant".
Alejandro se souvient d'une insomnie juste avant l'Amstel, et de la façon dont il a passé toute l'épreuve dans les dernières positions, aux côtés de son coéquipier Lastras, parce qu'il se sentait incapable de rouler plus à l'avant.
"Je me suis rendu chez un psychologue. J'y arrivais mal et j'en sortais encore pire. J'y passais une heure et j'en sortais avec l'impression d'en avoir passé dix. Toute la persécution dont j'avais souffert pendant ces années-là finissait par sortir. Le corps a de la mémoire. Il arrive un moment où tu sors tout ce que tu as accumulé."
Le journal La Razon écrit que ce n'était pas seulement la sanction qui jouait ici contre lui, mais aussi tout ce qui s'était passé avant, l'incertitude, l'épée de Damoclès prête à tomber n'importe quand et dont le moment fatidique était sans cesse repoussé, le fait de renoncer au Tour par peur parce qu'il passait par l'Italie. Tout cela explosa dans sa tête.
Comme tant d'autres personnes ayant souffert de dépression, il raconte : "tu te demandes alors, "pourquoi est-ce que je me sens ainsi ? Je ne comprenais pas", lui qui, comme il le dit, semblait avoir tout pour être heureux : une famille qui l'aimait, un travail qui lui plaisait, des victoires...
Il dit être allé ensuite voir un psychiatre qui lui a prescrit un médicament pour le remettre d'aplomb. Le traitement fut alors efficace.
"Ma maladie a duré un an, mais entre les consultations et les médicaments, je l'ai surmonté. Et ensuite tout a été merveilleux. Les choses qui doivent se passer dans la vie se passent et se surmontent. On ne les attend pas, mais elles arrivent. Pour qu'il y ait des bons moments, il faut qu'il y ait des mauvais".
Il n'était pas prévu qu'Alejandro se confie ainsi à la journaliste Mónica Marchante dans le documentaire, mais il a jugé que c'était le moment. "Oui, le raconter m'a permis d'être plus libéré" explique-t-il.
S'il a choisi d'en parler aujourd'hui, c'est parce qu'il a, depuis, largement surmonté cette période, mais aussi pour aider d'autres sportifs qui pourraient se retrouver dans ce même cas. "Il faut demander de l'aide quand c'est nécessaire, et aller voir des spécialistes". "On nous voient comme des stars mais au bout du compte nous sommes humains, les coups de moins bien existent, ils se produisent dans n'importe quel environnement et à moi ça m'est arrivé. J'avais tout réussi mais parfois le corps et le mental s'effondrent, ce sont des moments difficiles qui demandent d'aller voir un spécialiste".
Cet été, à l'occasion du Tour, Le Monde avait justement publié un grand article sur les risques de saturation, burnout, dépression chez les cyclistes, que nous avions évoqué sur ce blog. Il est bon qu'Alejandro en ait parlé. Qu'un grand champion, aussi respecté que lui, en parle aussi ouvertement permet d'aider à briser ce qui reste encore un tabou. "Il nous arrive à tous, dans tous les milieux, de souffrir, mais une personne exposée publiquement, qu'on regarde toujours de près, a beaucoup plus de pression. Il faut raconter que tout n'est pas tout rose" dit-il. Le footballeur espagnol Andrés Iniesta avait raconté lui aussi avoir souffert de dépression en 2009-2010.
Ce témoignage, important, souligne les impacts très concrets de la chasse à l'homme menée contre lui par l'UCI et le CONI jusqu'à sa suspension.
Surtout, on comprend encore mieux pourquoi il tient tant, particulièrement depuis son retour de 2012, à ne pas se mettre de pression, et pourquoi il insiste tant sur l'important de "profiter" et de "prendre du plaisir".
Son témoignage montre aussi que la carrière d'Alejandro a connu non pas seulement deux rebonds, suite à sa suspension et suite sa blessure de 2017, mais également d'autres, comme celui faisant suite à cette dépression.
Ce moment difficile n'a pas été le seul de ses dernières années. Il a en effet confié ses difficultés, certes bien moins fortes mais tout de même réelles, suite à son sacre sur le Mondial, qu'il a vécues au printemps 2019. "J'avais perdu le désir de gagner, il me manquait cette faim, ce plus nécessaire pour vaincre. Quand on gagne quelque chose d'important, il y a toujours un contre-coup ensuite. Dans ma tête, je me disais que si j'avais gagné le Mondial j'avais maintenant tout gagné ; [cette façon de raisonner] a été un désastre. Ca m'a fait oublier de prendre du plaisir sur le vélo, ce qui est pourtant ce que je devais faire. Je me sentais seulement à l'aise à l'entraînement avec mes amis ; là-bas je me sentais fort, mais en compétition, non".
Le documentaire, "Une année en arc-en-ciel", ne se limite pas à ces témoignages. D'après ce qu'en disent ceux qui l'ont vu, il montre aussi des moments plus légers, comme quand Natalia, la femme d'Alejandro, raconte qu'ils se rendirent en 2011 à un concert à Murcie et qu'elle découvrit qu'il n'avait encore jamais été à un concert à 31 ans ; ou encore quand Javier Minguez, le sélectionneur de l'équipe espagnole sur le Mondial 2018, raconte qu'il insistait chaque jour auprès d'Alejandro pour qu'il ne lutte pas pour le général sur la Vuelta 2018 afin de se garder pour Innsbruck, mais que l'intéressé restait très têtu, se fiait à son instinct, et termina 5e. Alejandro arriva au rassemblement de l'équipe espagnol complètement fatigué ; Minguez lui dit alors qu'il courrait mal ; et puis finalement...
C'est cette semaine qu'a été présenté ce documentaire, qu'il a regardé avec émotion, en particulier lorsqu'il a revu les images de son sacre d'Innsbruck et sa joie après l'arrivée. "Tu as pleuré, Papa ?" est venue lui demander sa fille à l'issue de la projection, le voyant les yeux embués, comme d'ailleurs bien d'autres spectateurs dans la salle, comme le relate El Pais.
Alejandro a également profité de sa présence pour parler aux journalistes présents.
Il est revenu un instant sur l'épisode de la dernière Vuelta où il a subi des critiques lorsque la Movistar a roulé après une chute. Il a mal vécu les commentaires qu'il a entendus dans le peloton à ce propos. Il dit qu'ils avaient prévu en avance de profiter de cet endroit de la course pour créer des bordures. "Je suis un coureur respecté et ça ne me plait pas quand mes compagnons me regardent mal. Ce n'est pas agréable d'accélérer quand il y a une chute".
De façon plus importante, il s'est projeté sur la suite de sa carrière : "il faut se trouver des défis et le mien l'an prochain sera de tenter d'être champion olympique à Tokyo. Mais il y a encore du temps pour étudier la planification".
En attendant, son prochain défi à court terme sera de défendre son titre mondial, dimanche prochain. Vendredi, Alejandro a retrouvé ses futurs coéquipiers d'un jour à Alicante, qui a été choisi plutôt que la Sierra Nevada (lieu de l'an dernier) pour ce rassemblement pré-Mondial de six jours, notamment "parce qu'il y a un aéroport à côté avec des vols directs" pour Leeds (près du Mondial), pour ne pas revivre le problème de l'an dernier. "Un bon hôtel, une bonne nourriture, une bonne zone d'entraînement" énumère Alejandro. Une somme de choses simples mais essentielles, qui, en faisant du bien à la tête, ne peuvent que faire du bien à ses jambes en vue du weekend prochain.
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