Pour ce qui est probablement le dernier article de 2017, il fallait quelque chose de particulier. L'occasion en a été donnée avec un entretien exceptionnel entre Alejandro et une journaliste espagnole, Mónica Marchante, publiée sur YouTube par la Movistar ce vendredi. D'une durée de 45mn, cet entretien réalisé en novembre revient sur la récupération d'Alejandro, sa saison 2017, l'année qui vient, et sa carrière plus généralement. Les photos de cet article sont issues de la vidéo.
Bonne lecture, et joyeuses fêtes de fin d'année par avance à chacun. Toujours un plaisir d'échanger avec vous ici ; vivement 2018 !
Avant-propos
Avant d'entrer dans le vif du sujet, quelques éléments lus ailleurs :
-Esciclismo nous apprend qu’Alejandro a choisi le Challenge de Majorque comme course de reprise en raison de son format (possibilité de disputer seulement certaines épreuves) et de son climat (doux). On apprend par ailleurs qu'il y disputera 2 épreuves, comme il l'a déjà fait par le passé.
-Le site Zikloland revient sur la présentation de la Movistar vendredi. Il raconte qu'Alejandro, à la question "comment vont s'entendre les 3 leaders sur le Tour ?", a répondu : "On va rendre la course très difficile pour nos rivaux. Tout le temps : si l'un attaque, ensuite l'autre attaquera, puis moi j'irai en contre...ça va être le bazar", avant de rester un moment en silence, à observer les expressions surprises et amusées des journalistes. "Et toi ?" a demandé un journaliste. Réponse : "Moi aussi, clairement. Les trois". Puis il s'est mis à rire, en ajoutant "je plaisantais !" devant le soulagement général, avant de redevenir sérieux : "on fonctionnera bien, on aura une équipe forte et on fera bloc face à rivaux. Avec 8 coureurs, si avec deux leaders c'est difficile [pour les rivaux], avec trois ça l'est encore plus."
Par ailleurs, le site raconte qu'Alejandro est apparu "heureux, relâché." "Durant la présentation il échangeait des commentaires et des rires avec Nairo. D'autres fois il faisait des gestes en souriant, à d'autres en face".
"Je ne dirais pas que j'ai récupéré à 100%, mais à 85% ou 90% oui. Pour pouvoir aider, je dois pouvoir être le Alejandro d'avant la chute. A l'entraînement tout se passe comme avant, tout va bien, mais la compétition est très différente." Mais Alejandro est confiant. "Je m'entraîne avec le groupe [habituel] et jusqu'à ce que le dernier n'explose pas, je ne m'arrête pas" explique-t-il sous les rires de toute la salle.
Interrogé comme chaque année sur le Tour des Flandres, il répond : "si je n'y vais pas, ce n'est pas parce que je ne veux pas. J'ai l'intention de le tenter, mais c'est une course très exigeante. Et aujourd'hui même j'ai moins de certitudes que jamais avec mon genou. Tout dépendra de comment je me sens, mais cette me plaît clairement".
Sur le Mondial, il dit : "je suis en contact avec Minguez et on veut faire les choses bien pour y arriver de façon optimale. Ca fera plus d'un an que j'aurais chuté, j'aurais accumulé de la compétition, je pourrai être au top."
Enfin, parmi les grandes classiques qui lui restent à remporter, entre l'Amstel et la Lombardie, il répond qu'il choisirait la seconde s'il devait en choisir une : "Amstel est une très belle course mais je préfère la Lombardie. Je suis très motivé pour celle-ci".
Sa récupération
L'interview évoquée en début d'article comporte de nombreuses images inédites, notamment de ses mois de récupération, que je vous invite à voir dans la vidéo. Sur le fond, Alejandro raconte notamment :
-que le défi le plus important a été de ne pas perdre sa force musculaire.
-que la récupération a été dure, qu'il a beaucoup travaillé, 8h par jour.
-que le 1er août a constitué "un avant et un après" (il le dit deux fois). Ce jour-là, il est monté sur un home trainer et a vu qu'il pouvait faire tourner ses jambes sans avoir mal au genou, qu'il pouvait pédaler de façon normale. Ce 1er août "a été fondamental".
-à quel point le vélo aquatique l'a beaucoup aidé. Les médecins allemands lui avaient dit qu'il ne pourrait pas faire ça avant 3 mois ; en réalité il a pu au bout de 3 semaines. Ils lui avaient dit qu'il ne pourrait pas de nouveau pédaler sur la route avant 5, 6 mois ; en réalité il a pu au bout de moins de 3 mois. Quand il a repris le vélo, il s'est fait filmer (extrait vidéo à 13’06’’) et a envoyé la vidéo aux médecins allemands, qui n'y ont pas cru : "ce n'est pas possible, ce n'est pas lui!". Son état d’esprit ce jour-là était « phénoménal », raconte-t-il. « Si le 1er août a été un avant et un après, ce jour-là j’ai compris que j’allais revenir quasiment à 100% ». « Physiquement je n’étais pas aussi bien que le jour où j’ai chuté, mais c’est quelque chose qui se récupère. Mentalement j’étais à 100%. » Il raconte aussi qu’il était accompagné, pour cette sortie, des médecins, de sa femme et de son frère.
-Le 1er jour il a roulé une trentaine de km, ensuite 35, puis il y a eu un pallier à 40, 45, et il a augmenté ensuite.
-Il confirme qu’il a voulu courir en Chine, puis, comme la Chine aurait fait un long voyage, qu'il a souhaité plutôt courir en Italie pour une course d’un jour (« un Tour de Lombardie light » dit-il pour décrire Milan Turin), mais « ils m’ont enlevé cette idée de la tête » ce qui n’était pas plus mal car « il n’y avait aucune nécessité d’accélérer les choses » dit-il (il dit tout cela avec sourire).
2017
La 1re partie de saison 2017 a été la meilleure de sa carrière, dit-il, « puisque j’ai tout gagné : Andalousie, Murcie, Catalogne, Pays Basque, Flèche Wallonne, Liège… », et « quasiment la meilleure saison de ma carrière, rien qu'avec une moitié de saison ».
2018
A propos de 2018, il dit qu’il souhaite arriver au Mondial « avec le maximum de garanties » (au sens de ses capacités). Pour ce faire, « le mieux serait Giro, repos, Vuelta puis Mondial » (à noter que l’interview a été réalisée pendant le stage de rassemblement de la Movistar en novembre, c’est-à-dire après la présentation du Tour), mais il dit dans le même temps que si la Movistar lui demande de courir le Tour pour « mettre toutes les chances de notre côté, je n’aurais aucun problème à aller au Tour avec plaisir ». Il ajoute ensuite : « aller au Tour pour aider Nairo, pour aider Landa, pour aider les deux, m’irait très bien, tout autant que courir Giro puis Vuelta ».
Plus loin dans l’interview, il déclare qu’avant la présentation du Tour, l’option Giro-Vuelta était celle qu’il souhaitait le plus, mais la présentation du Tour lui a fait dire que « c’est un très bon tracé, avec l’étape de 65 km [confirmation, donc, des échos entendus par ailleurs : c’est une étape qui l’attire effectivement beaucoup], avec 3 cols très importants, très durs, avec des étapes plus courtes – j’aime les étapes longues mais je préfère les étapes courtes, plus nerveuses, qui permettent plus de stratégie, de mouvements, et le chrono qui est dur, qui me va bien. C’est un Tour qui est bon pour moi, pour Nairo, pour Landa. Il me plait. »
In fine, on voit donc que les deux options Giro et Tour lui plaisaient toutes les deux, et qu'il a suivi la préférence d'Unzue pour le Tour.
Le Giro
Interrogé sur son expérience sur le Giro, il dit : « ça m’a beaucoup plu : les tifosis, le parcours, l’ambiance, le fait de gagner une étape et de monter sur le podium…Je souhaite recourir le Giro».
La Vuelta
« La Vuelta me plait beaucoup. Je l’ai toujours dit. C’est le Grand Tour qui me plait le plus. C’est une course spéciale pour moi, à domicile. Ca a été mon premier Grand Tour, le Grand Tour où j’ai obtenu le plus de podiums, et où j’ai pu obtenir la victoire. Cette année [en 2018]] si je fais le Tour, j’aimerais faire la Vuelta aussi. »
Le Mondial
Concernant le Mondial 2018, « il n’y a aucun doute sur le fait qu’il est très dur, avec sa distance, ses ascensions, ses côtes, son dénivelé au-delà de 5000m ». Il parle clairement de gagner la médaille d’or. Il confie une chose intéressante : il pensait que ses opportunités de devenir champion du monde étaient derrière lui, mais « au vu de ce parcours, et vu comment j’étais avant ma chute, je pense que mon retour à la compétition sera bon et que je pourrai être en mesure de jouer la gagne sur le Mondial ».
La médaille d’or est ce qui lui manque, dit-il. « J’avais perdu un peu l’ambition de lutter pour la médaille d’or, mais avec ce Mondial qu’ils m’ont mis [sourire], j’ai retrouvé l’espoir ».
Interrogé sur son souvenir le plus fort de sa carrière, le plus « spécial », il cite sans hésiter, « nettement », sa médaille d’argent au Mondial de 2003, lors de sa première participation.
« C’est le meilleur souvenir que j’ai, et [pourtant] je n’ai pas gagné [ce jour-là]. Battre Bettini, Van Petergem, Boogerd… ». Il ajoute : « Ca a été impressionnant, je m’en souviens comme si c’était hier » et parle avec émotion des moments qui ont suivi la victoire d’Astarloa, et notamment « la soirée où on l’a célébré, avec toutes les coéquipiers, Inigor Cuesta, Luis Perez, Marcos Serrano, Freire… c’est quelque chose dont je me souviendrai toujours ». Il se remémore également, par ailleurs, les Mondiaux remportés par Olano et Indurain qu’il avait suivi en téléspectateur.
Un coureur complet
« Quand j’ai commencé ma carrière, j’étais un coureur de courses d’une semaine, de classiques, mais avant tout j’étais un coureur rapide, pour les sprints face à Petacchi, etc. Ensuite je me suis rendu compte que les courses d’une semaine me convenaient bien et que je pouvais viser plus [haut] ; lors de ma 2e année pro [en 2003], je suis allé à la Vuelta avec un peu plus de gallons [qu’en 2002] avec Sevilla, et là j’ai fait 3e et compris que je pouvais être sur les Grands Tours, [en plus des] courses d’une semaine et des classiques.
Concernant les classiques c’est en 2005, à mon arrivée à la Caisse d’Epargne [Iles Baléares], que j’ai compris que je pouvais gagner une grande classique. Unzue et Echavarri m’ont amené à Liège et m’ont dit que je pouvais être un grand coureur pour gagner là-bas. Cette première année a été celle de l’apprentissage, à 15 km de la ligne j’ai craqué et j’ai pris 15mn en 15km (rire), un truc monumental [il a terminé 34e à 13’56’’ de Vinokourov] mais je suis passé de ça à la victoire en 2006. [Par ailleurs] j’avais du mal en chrono mais peu à peu je me suis amélioré, pour devenir un coureur tout terrain ».
Sa première victoire
Il revient aussi sur sa toute première course, disputée à peine pré-ado, qu’il a terminé deuxième. Il raconte que la ligne tout juste franchie, il s’est exclamé qu’il gagnerait la suivante ; le père d’un de ses rivaux lui a dit « mais comment vas-tu faire » en évoquant un autre coureur, une terreur, qui gagnait toutes les courses depuis trois ans. « La course suivante, on est arrivé tous les deux pour la gagne, et je l’ai battu d’une demi roue. (…) A partir de là, j’ai tout gagné ; j’ai peut-être fait 2e sur certaines courses, mais si je disputais 20 courses dans l’année, j’en gagnais 18. »
« Est-ce que tu ne t’es pas habitué à gagner ? », interroge la journaliste. Réponse de Bala : « On s’habitue certes à gagner mais gagner reste toujours un plaisir. En école de cyclisme je gagnais tout, ou presque, et en passant en cadets je me suis dit, bon, on va voir si je gagne autant. Je n’ai pas gagné autant, mais sur 35 courses, j’en gagnais 15, ce qui restait beaucoup. Donc oui on s’habitue à gagner mais aussi à perdre, parce que j’ai plus perdu que gagné, mais c’est quelque chose de normal. Pour être bon dans le cyclisme il faut savoir gagner et perdre. »
Un complexe d'infériorité
« Même si je gagnais, jusqu’il y a encore 2 ou 3 ans je me sentais toujours inférieur à d’autres rivaux. Pourtant je les battais quasiment à chaque fois. Tant que je ne les battais pas, je ne croyais pas [que j’étais meilleur qu’eux]. Mais il y a 2 ou 3 années de cela, je suis arrivé au départ des courses en me disant : je peux gagner. Et ensuite peut-être que je perdrai, mais je sais que j’y vais en sachant que je peux gagner. Or, quand on part avec la mentalité de vainqueur, c’est plus facile de gagner. »
Et qu’est-ce qui t’as fait changer ? demande la journaliste. « C’est parce que je me suis enlevé la pression [le reportage remontre les images de l’Alpe d’Huez sur le Tour 2015 et ces mots d’Alejandro, en pleurs : « c’est quelque chose que j’ai visé toute ma vie » à propos du podium]. Aujourd’hui si je perds, c’est presque comme si ça m’était égal. C’est parce que j’ai tout atteint. Du coup, quand je suis en forme, quand je dis « je fais faire ceci » et que je le fais, si j’échoue c’est la vie, mais comme je suis en forme, normalement je n’échoue pas et la victoire arrive ; c’est ce qui s’est passé cette année. Je fais des choses que je ne faisais pas avant, car j’avais peur de perdre. La tête joue à 80%. Avant je me sentais inférieur. La force était là et je gagnais, mais [avant d'y arriver] je n’y croyais pas. [Par exemple] j’ai gagné 5 Flèche et 4 Liège, et la Flèche est une course pour moi très difficile à gagner, je l’ai gagné en 2006 et 2008 mais je pensais que je n’allais pas gagner ; finalement je gagnais, mais juste avant je me disais « non, gagner ce n’est pas possible, comment puis-je battre, par exemple, Rebellin, Kirchen… ».
Sa fin de carrière
« Le moment de ne plus gagner est inévitable avec l’âge. Es-tu préparé à affronter cette situation ? » interroge la journaliste. Alejandro réfléchit. « Hm…je ne saurais pas te répondre. Je crois que…(il réfléchit)…je devrais être préparé, mais aujourd’hui, je ne le suis pas vu comment je me sens. Même si mon âge avance, mes performances ne diminuent pas. Je ne suis pas encore préparé, mais je dois m’y préparer car ça arrivera. (…) Je vais avoir 38 ans, il ne me reste plus beaucoup de temps de carrière. J’aimerais prendre ma retraite en tant que vainqueur. Pas en gagnant autant qu’aujourd’hui, mais tout de même en coureur qui gagne. »
« Donc si tu vois que tu ne peux plus gagner, tu diras adios ? » : « je crois que oui. Oui. (…) Viendra un moment où je devrai me dire « regarde, arrête de courir chez les professionnels » et me consacrer à continuer à rouler, à continuer à savourer, mais d’une autre façon. »
Confidences
-« Le cyclisme m’a tout donné. Depuis toujours, je n’ai rien fait d’autre que monter sur un vélo. Il y a d’autres choses dans la vie, la famille, la vie en général, mais le cyclisme m’a tout donné ».
-Te sens-tu reconnu à ta juste valeur ?, demande la journaliste. Il répond : « Oui je me sens très aimé et respecté ; c’est vrai qu’en Espagne le Tour est considéré comme la chose la plus importante, et je n’ai jamais gagné le Tour, c’est vrai, mais j’ai été sur le podium, mais il y a d’autres courses que le Tour. Et je me sens plus reconnu aujourd’hui qu’il y a 3 ou 4 ans. »
-« Le podium sur le Tour 2015 m’a totalement libéré. J’ai obtenu ce que j’espérais. Ma participation suivante au Tour a été totalement différente, j’ai pris bien plus de plaisir, j’étais libéré. »
-« Scarponi était un bon ami, et plus généralement un bon ami du peloton, c’était une personne très ouverte, j’ai eu l’occasion de partager de nombreux moments avec lui, des bons, des moins bons, de tout. J’avais clairement en tête que si je gagnais [Liège], je lui dédierais la victoire. Avant même de franchir la ligne, mes pensées ont été pour lui ; ça a été un moment très particulier. »
-Dernière question : « Nairo arrivera-t-il à gagner le Tour ? ». Léger temps de réflexion. « J’espère que oui. C’est l’objectif non seulement de lui, mais de toute l’équipe qui ira à ses côtés pour qu’il puisse remporter le Tour de France. C’est clair que c’est très difficile hein - être 2e est difficile, être 3e, 4e, mais gagner est encore plus dur. Mais on va essayer ».
Au-delà du contenu, ce qui se dégage de cet entretien (très bien mené par la journaliste) est une impression, forte, à la fois d’humilité et de confiance en soi, d’émotion et de satisfaction quand il regarde dans le rétroviseur, et de motivation pour sa fin de carrière. De quoi aborder 2018 sereinement, sur des bases saines et solides.
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